Résidence SETE#22

Photos
La couleur des sentiments
Parler de photographie noir et blanc est une facilité qui s’approche de l’abus de langage. Il suffit de regarder le catalogue de l’exposition consacrée à cette thématique, organisée au Grand Palais à partir des riches collections de la Bibliothèque nationale de France, qui n’a malheureusement pas pu ouvrir ses portes au public en raison de la pandémie mais qui sera présentée plus tard dans les locaux de l’institution, pour savoir à quel point l’on désigne ainsi des approches, des esthétiques, des « couleurs » terriblement différentes.
Héloïse Conesa, l’une des commissaires de cette exposition, signe dans ce catalogue un texte justement intitulé « Le noir et blanc ou l’esthétique de la distance ». Distanciation du temps, de l’espace, donc du monde. Transposer l’univers dans lequel nous avons l’habitude d’évoluer en le débarrassant de ses teintes est incontestablement une mise à distance et une remise en cause de toute l’illusion de « fidélité » dans la représentation, qui a fondé la crédulité collective dans une « vérité » de la photographie – et cela avec la complicité des photographes, mais c’est enfin bien terminé. Il s’agit, quels que soient les choix esthétiques, d’une manière d’abstraction qui, et c’est là une des forces et des ambiguïtés de la photographie, n’entame en rien une forme de réalisme nous rappelant que son existence même dépend de ce qui l’a précédée dans le réel et dont elle nous donne d’abord une interprétation.
Comme, y compris en noir et blanc, les photographes « écrivent avec la lumière », des territoires comme Sète, où l’intensité lumineuse est généralement forte et où les ombres portées sont marquées, entraînent généralement des images contrastées. Ce qui frappe alors avec la proposition de Gabrielle Duplantier – et même si sa cueillette sétoise est un peu plus contrastée que les images de son Sud-Ouest – c’est la subtilité développée dans la gamme chromatique. Il y a là non seulement des gris savants, étagés, vibrants, souvent sensuels, autant sur les peaux que sur la nature, mais également une profondeur de détails dans les noirs et dans des blancs presque purs – rares – des modulations souples. Cette richesse de traitement construit une ambiance qui nous amène vers des rencontres douces, des perspectives harmonieuses, une absence de construction a priori qui frise parfois l’étrangeté.
Rétive à la ville – la grande ville est pour elle impossible – Gabrielle Duplantier a trouvé à Sète un espace à sa mesure. Un espace qu’elle peut parcourir à pied, à son rythme, en scrutant les lumières, en ayant – et en prenant – le temps des rencontres. Qu’il s’agisse d’une fillette, d’un couple d’adolescents, de gamins dont la beauté l’arrête, d’une jeune fille comme une poupée dans la rue, d’une femme africaine d’une grande beauté, mais également d’un chien croisé sur fond de mur meurtri, d’une structure suspendue au-dessus de l’étang, ou bien d’un cactus, d’un arbre aux branches devenues sculptures grises et même de la mer qui vibre, c’est à un nuancier des gris, du plus profond au plus léger, que nous invite cette promenade. Car il ne s’agit ni de décrire, ni d’expliquer, ni de donner à connaître. Simplement de partager l’écho mis en forme de surprises aimées, d’étonnements qui touchent.
Fidèle à une forme d’artisanat autant qu’à sa prise de vue en argentique qui offre une matière unique qu’elle retravaillera jusqu’à obtenir une interprétation – qui pourrait être différente à un autre moment et dont elle doute toujours – Gabrielle Duplantier fabrique un monde qui n’est pas seulement « son » Sète subjectif mais plutôt un catalogue poétique, pas trop organisé, des sensations qu’elle a éprouvées sur un territoire inconnu d’elle et baigné de lumières qui ne sont pas celles qu’elle affectionne habituellement.
C’est avec une apparente facilité et avec une évidente liberté, sans but avoué, sans projet construit qu’elle se meut dans ce territoire, qu’elle l’interprète comme on déploie une petite musique, de nuit, de jour, à tout moment de la journée, en variant les distances, aux gens comme aux espaces, en travaillant plus que tout la matière de l’image. Une matière vraiment photographique qui, dans des cadres jamais forcés, peut facilement insuffler une respiration calme, juste rythmée de quelques profondeurs absolues de noir et de quelques stridences de blanc. Pour laisser toute leur place aux gris.
Avec Gabrielle Duplantier, le noir a la couleur des sentiments.
Christian Caujolle